Saturday, February 9, 2013

Deux montures

Nguyen Cong Hoan (1903-1977) est un écrivain typique de la littérature réaliste critique du Vietnam. Il est sans conteste le maître des nouvelles dans la littérature vietnamienne moderne. Il a laissé un héritage artistique comprenant plus de 200 nouvelles, 30 romans et essais littéraires.

La nouvelle « Người ngựa và Ngựa người », sans doute la plus connue, relate la mésaventure d’un coolie de pousse-pousse et d’une prostituée à la veille du Têt (nouvel an vietnamien), au début des années 1930 à Hanoï. À la veille du Têt 2013, je vous propose la version française intitulée « Deux montures » que j’ai faite pour mon plaisir à l’intention de mes amis francophones. Je tiens à remercier mon ami Sylvain Lelarge qui a apporté au texte les retouches nécessaires.
Qui donc pourrait deviner depuis quand ce coolie de pousse-pousse, s’en va à petits pas là-bas, à l’angle de la rue?
À le voir, il semble qu’il est à court de client. Vraisemblablement. Car qui donc errerait d’une rue à l’autre à huit heures du soir le dernier jour de la veille du Têt ? Dans les rues, toutes les maisons sont déjà fermées ; personne ne sort pour qu’il puisse compter sur une éventuelle course de fin d’année…
Eh bien! Qu’il rende le véhicule pour en finir, il vaut mieux qu’il rentre chez lui pour jouir de la chaleur et l’intimité du foyer avec sa femme et son enfant ! Pourquoi se donner tant de peine ? Sa femme, son fils l’attendent au seuil de la porte. L’année va bientôt finir, le Têt va bientôt arriver, il ne reste plus beaucoup de temps.
Ah, si ses poches étaient pleines d’argent, la question ne se poserait pas, il serait rentré chez lui pour en finir, sans qu’il lui soit nécessaire d’errer sans but comme ça ! Malheureusement, il vient de se remettre d’une grave maladie, qui aurait pu l’emporter pour de bon, ainsi non seulement il a perdu une occasion de gagner de l’argent en cette fin d’année, mais encore ses économies ont été complètement épuisées. C’est pourquoi aujourd’hui il s’est efforcé d’emprunter un capital pour louer le véhicule dans l’espoir de gagner assez pour acheter du riz pour le Têt.
Diantre ! Quel jour est celui-ci, car depuis cet après-midi, il n’a gagné que dix centimes ! En fin d’après-midi, il y a eu plein de gens vêtus de brocart et de velours dans les rues, il leur a proposé une course mais en vain, personne n’est monté sur le pousse-pousse, à plus forte raison maintenant ! Ce qui l’agace le plus, c’est le crépitement intermittent d’une pétarade, qui lui fait sentir le sang bouillir dans les veines. En pensant au Têt des riches, il meurt d’envie. Ils jettent leur argent à l’occasion du Têt, gaspillent à qui mieux mieux des milliers de dongs pour rien, alors que lui, il n’arrive pas à gagner le riz du lendemain.
Quelquefois il tend l’oreille, se retourne pour voir si quelqu’un l’appelle de loin. Mais il n’entend qu’un crépitement, il ne voit qu’une étincelle au milieu de la chaussée, ce qui le fait tressauter d’un mouvement brusque. Après le sursaut vient le soupir. Fi de cette existence précaire. Des fois, il voudrait bien jeter ce véhicule pour exercer un autre métier. Mais en l’abandonnant, quel autre métier trouvera-t-il ? Ainsi s’en va-t-il de ce pas nonchalant, en passant par la rue des Tambours, tournant à la rue de la Cathédrale, traversant le passage à la rue de l’Hôpital du Protectorat ; soudain, il se retourne pour regarder.
- - Pousse-pousse !
- - Oui !
À toutes jambes, il se hâte d’accourir vers la personne qui l’appelle et abaisse le timon.
- - Où allez-vous?
Une femme d’un peu moins de trente ans, vêtue de satin marron, la tête coiffée d’un chaperon blanc tombant jusqu’à la ceinture se tient sur le bord du trottoir :
-- - Cours-tu à l’heure ?
- - Combien d’heures allez-vous ?
- - - Une heure.
- - Donnez-moi soixante centimes, madame.
- - Pourquoi tu offres un prix si élevé ? Vingt centimes !
- - Madame, les jours de Têt, c’est toujours comme ça, et puis, à cette heure personne ne travaille, vous proposez un prix trop bas. Je fais une course, puis je rendrai le véhicule pour rentrer chez moi jouir du Têt !
Voyant que le coolie ne tient pas tellement à courir, la cliente se détourne.
- - Madame, combien proposez-vous ?
- - Vingt centimes, c’est déjà cher, les jours ordinaires, c’est seulement quinze centimes.
- - Cinquante-cinq centimes, voulez-vous? Sinon, c’est non.
- - Non.
La cliente se détourne, cette fois pour de bon.
Le coolie s’assied en croisant les jambes, le timon en l’air, tout en la suivant du regard pendant un moment. Il suppose que la personne doit être très pauvre pour marchander un prix si bas. En ce cas, la concession est de mise. Il court après la femme et appelle:
- - Hé, madame, en voiture !
-- - Vingt centimes…!
-- - Donnez-moi vingt-cinq centimes.
Venant juste de poser le pied sur le plancher du véhicule, et voyant que le coolie exige en insistant vingt-cinq centimes, la cliente se hâte de mettre pied à terre :
- - Si ce n’est pas vingt centimes, je dis non.
- - Bon, ça va. Montez.
La cliente retrousse la manche de sa tunique, pour regarder l’heure à sa montre :
- - Il est neuf heures cinq, mais je consens de compter à partir de neuf heures.
Comme il travaille à l’heure, il court tout à fait modérément, en cambrant fortement ses fesses, mais en faisant des pas courts. Comme le temps c’est de l’argent, chaque minute compte. Tout d’abord le coolie pense que la cliente a une affaire, il court. Puis, voyant qu’elle indique vaguement une rue après une autre, sans s’arrêter dans une seule, il devine qu’elle fait le trottoir. Il va donc à petits pas. Plusieurs fois il veut lui demander la vérité ; si elle est une pute, il peut lui proposer un client très riche. Mais si par malheur, ce n’est pas le cas, on le réprimandera et refusera de le payer, ce qui serait un malheur.
Il passe devant le marché Dong Xuan, retourne à la rue des Nattes en bambou tressé, puis tourne à la Porte de l”Est. Soudain la cliente demande:
- - Es-tu d’accord de me porter encore une heure ?
- - Oui, mais donnez-moi vingt centimes et je vous servirai une heure de plus, madame.
- - Bon. Ah, as-tu de la petite monnaie ? Prête-moi quelques dizaines de centimes ; tout à l’heure je te rendrai un dong pour plus de commodité.
Le coolie tire de son porte-monnaie vingt centimes et les donne à la cliente. Celle-ci entre dans un magasin, achète un paquet de cigarettes, une boîte d’allumettes et il reste encore pour acheter un paquet de graines de pastèques pour grignoter.
Impatienté le coolie presse un peu le pas, puis reprend son allure comme auparavant. Un moment après, il s’enhardit et pose une question tout à fait intelligente:
- - Madame, qui cherchez-vous?
- - Je cherche une connaissance.
- - Dans quelle rue habite votre connaissance?
- - Continue de tirer.
Le coolie continue ainsi sa course, va à la gare, retourne à la rue Sinh Tu, tourne à la rue du Coton, la rue des Stores, la rue de la Toile noire etc. La cliente ne trouve toujours quiconque de sa connaissance.
- - Madame, quelle heure est-il déjà ?
- - Onze heures moins cinq.
- - Je tire jusqu’à la fin de cette heure, donnez-moi l’argent pour que je puisse aller attendre les clients à la gare.
- - Consens-tu à travailler une heure de plus ?
- - Madame, les clients en sortant de la gare ou du cinéma me donnent vingt centimes pour une course.
- Es-tu certain d’avoir des clients ? Ou bien l’offre est plus grande que la demande, et tu rentreras bredouille. Efforce-toi de travailler encore une heure, tu gagneras de l’argent en allant de ce pas nonchalant, c’est plus avantageux que de courir et suer sang et eau ?
Convaincu par ces paroles agréables à l’oreille, il consent. Passe un moment. Il traverse la ruelle Tram, tourne à la rue des Pipes à eau, puis à la rue des Paniers. À ce moment-là il règne un silence de mort ; on entend seulement le cliquetis des graines de pastèques que la cliente grignote. Soudain une salve de pétards éclate, les pétards du réveillon du jour de l’an.
- - Quelle heure est-il, madame ?
- - Damnée soit la maison qui vient d’allumer les pétards du réveillon! Il est seulement minuit moins le quart.
Le coolie fait un calcul mental: “Dans un quart d’heure j’aurai soixante centimes. Soixante centimes plus vingt, ça fait quatre vingts. Je ne manquerai pas d’insister pour qu’elle me donne une prime de dix centimes en sus, ça fait quatre vingt dix. Quatre vingt dix centimes ! Une prime juste au moment du nouvel an. Quelle chance ! Gagner de l’argent dès le premier jour de l’année ! La nouvelle année sera dix fois, cent fois plus lucrative que cette année.”
Puis il pense à sa femme et son enfant, se sentant réconforté, comme si quelque force inconnue l’incite à oublier la peine pour accepter de travailler.
“Demain matin, après avoir fini ma course à la gare, je me régalerai d’un bol de pho(*) de viande de bœuf légèrement ébouillanté, puis j’achèterai un gâteau à mon fils pour lui faire plaisir. Entendant l’argent sonner dans ma poche, ma femme rayonnera sans doute de joie, et sachant que je travaille péniblement pour gagner de l’argent pour nourrir la famille, m’aimera davantage. Mais je ferai semblant de n’être pas fatigué, pour que toute la famille, contente et satisfaite, jouisse pleinement du Têt “.
Tout en pensant ainsi, il tire le pousse-pousse en direction de l’hôpital de Protectorat.
Arrivé à l’endroit où il est déjà passé. Il s’arête et dit:
- - Maintenant il est sans doute minuit. Veuillez bien me donner l’argent.
La cliente parait embarrassée. Elle dit:
- Malheur ! Tu réclames l’argent maintenant ? Donne-toi la peine de travailler une heure de plus.
- - Non, il est tard, je dois rentrer à la maison.
- - Tiens, je ne te cache rien, moi aussi, je cherche des clients depuis ce soir. Tu en es témoin. Personne ne me sollicite. J’avais l’intention de demander au client de m’avancer de l’argent pour te payer. Mais malheureusement, en ce soir de malchance, je ne sais que faire.
- - Ainsi, tu utilises mon service depuis neuf heures, et tu ne me paies donc pas ?
- Maintenant, je ne sais que faire.
-- - Je te conduis au commissariat.
- - Je me résigne à aller au commissariat avec toi, je ne sais rien faire d’autre !
- - Et tu as le toupet de marchander le prix de la course à l’heure, et tu oses m‘emprunter de l’argent pour acheter des cigarettes et des graines de pastèque !
- - Ma maison est juste au bout de l’impasse de la rue des Vermicelles, quand tu passeras devant, je te paierai, ne t’en fais pas !
- - T’en fais pas ! Il ya une centaine d’impasses dans la rue des Vermicelles ! Qui pourrait trouver ?
-- - Je n’ai pas d’argent. Si tu ne crois pas, tu peux me fouiller pour voir.
- - Je ne te fouille pas. Paie-moi pour que je rentre !
- - Voilà, le foulard, la tunique, la montre, tu prends ce que tu veux.
- - Je prends ça pour célébrer les funérailles de ma mère (*), hein ?
- - Voyons, ne te fâche pas. Écoute-moi, ta situation est comme la mienne, on cherche des clients. Si, par malchance, on tombe sur un jour comme celui-ci, on doit se résigner, que faire d’autre ?
- - S’il en est ainsi, pourquoi tu ne m’as pas dit la vérité dès le début, je t’aurais conduite aux maisons closes pour demander, mais tu voulais toujours sauver les apparences.
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(*) Lors des obsèques, on a coutume de mettre dans le cercueil les objets personnels du défunt comme les vêtements, les bijoux etc.
- - Je ne savais pas que je tomberais dans une telle situation fâcheuse. Bon, que je te dise ceci, écoute-moi. Si maintenant tu m’abandonnes ici, je n’ai pas d’argent pour te payer, cela est évident, et tu subis un désavantage. Donc, efforce-toi de me conduire encore, si j’ai un client, j’aurai de l’argent, et tu n’auras plus rien pour te plaindre.
- - Il semble que j’ai une dette envers toi dans une vie antérieure pour souffrir ainsi avec toi. Encourir la malchance dès le début de l’année ! Tout est embrouillé !
- - Ne parle pas ainsi, personne ne le veut !
Ne pouvant refuser, la monture masculine dut consentir à contre cœur à tirer la monture féminine. Mais cette fois-ci le coolie n’a plus envie de marcher. Que c’est moche ! Triste sort, semblable à celui d’un mendiant. Il marche tout en soupirant. La cliente se déplace en soupirant de même. Plus on avance, plus les rues sont désertes. Quelquefois on aperçoit une personne emmitouflée dans son pardessus, s’en allant à la hâte. Que c’est triste! Les moustiques voltigent en bourdonnant autour de la lampe. On entend le bruissement des feuilles mortes qui courent à qui mieux mieux sur la chaussée asphaltée.
Le coolie tire sa voiture au devant des portes des maisons closes pour demander du travail pour la belle.
Mais comme il est déjà deux heures du matin, on reste bredouille ! Heureusement au bout de la rue du Chanvre, on rencontre un homme apparemment vêtu avec élégance, qui marche précipitamment la tête basse. Jetant son appât, la fille fait semblant de demander le chemin. Mais quel malheur, l’homme secoue négativement la tête et continue à presser régulièrement le pas:
- Je ne sais pas, demandez à ce coolie. Je suis pressé pour aller trouver un docteur pour ma femme qui est malade !
Deux soupirs de désespoir se suivent, puis personne ne dit plus un seul mot à l’autre.
- Par ta conduite, tu me fais mourir.
- Contente-toi de cela.
- Tu as encore de la chance, car en errant ainsi dans les rues, tu risques de rencontrer des policiers en civil ou les gens de la brigade des filles, et ce serait un malheur pour toi !
- Je n‘ai pas peur des policiers en civil, je me fous de la brigade des filles, car je suis patentée.
Après un long parcours, ne trouvant personne, la fille dit au coolie:
- Arrête pour que je te dise quelque chose. Je te dis la vérité. Maintenant l’aube va poindre, tu me transportes inutilement. Je n’ai vraiment pas d’argent pour te payer. Je t’ai proposé en gage mon châle, ma tunique, ma montre mais tu as refusé, je ne trouve rien qui puisse convenir. Eh bien, transporte-moi dans un endroit clos, désert, et je subirai tout ce que tu voudras de moi.
- Qu’est-ce que je pourrais vouloir de toi ?
La belle lui serre la main, le frappe à l’épaule, et ricane de manière indécente:
- Quel niais tu fais, c’est à dire qu’il n’y a que toi et moi, je consens tout ce que tu veux faire de moi.
- Non, non merci ! Je sollicite humblement votre faveur. Si vous me transmettez la maladie, c’en est fini de moi.
- N’aie crainte, je viens de passer l’examen médical hier.
- Non. Je me prosterne humblement devant vous. Si vous avez pitié de moi, laissez-moi rentrer et donnez-moi l’argent !
- Si c’est comme ça, emmène-moi chez moi, pour voir s’il ya quelque meuble ou objet qui te convienne, tu le prendras.
Le coolie se dit à lui-même que le pire, c’est de perdre toute la recette de cette nuit. Mais si je me donne la peine d’aller chez elle, avec de la chance, je pourrai prendre quelque chose, mieux vaut que rentrer bredouille.
Il s’agit vraiment de deux personnes également malheureuses qui ont affaire l’une à l’autre.
- Où habites-tu ?
- À la rue des Vermicelles.
Tout en tirant, le coolie grommelle pour lui-même:
- On est sans le sou, on grimpe sur la voiture pour s’asseoir, on prend des airs, on grignote des graines de pastèque, on fume des cigarettes et on n’a pas honte !
La belle se résigne à garder impudiquement le silence pour écouter sans réagir le coolie proférer ses remontrances afin de soulager son mécontentement.
En ce moment, la mousson d’hiver souffle fort, et son vent froid pénètre jusqu’aux os, faisant grelotter les gens. Dans les rues, on voit déjà des gens se lever. Mais on ne se lève pas pour chercher une pute !
Arrivée devant une maison close, la fille dit:
- Arrête-toi ici pour voir si je peux emprunter de l’argent.
Le coolie a une lueur d’espoir, il s’arrête pour laisser entrer la fille. Puis, complètement épuisé, il se laisse tomber sur le plancher du véhicule, s’y adosse, et son esprit vagabonde pendant qu’il attend.
Un long moment passe. Une salve de pétards explose à grand bruit et le fait sursauter. Il se souvient de la fille, et se demande pourquoi elle tarde à revenir. Ou bien elle a trouvé un client quelconque. Mais en tout cas, elle aurait dû me régler avant, pourquoi m’oblige-t-elle à l’attendre jusqu’au matin ? Il frappe à la porte.
Le boy préposé aux chambres arrive.
- Monsieur, pouvez-vous me renseigner ? La fille au châle blanc qui est entrée tout à l’heure, dans quelle chambre couche t-elle ?
- Aucune chambre n’est occupée.
- Alors où est cette fille ?
- Partie depuis longtemps ; ne te fatigue pas.
- Malheur à moi ! Par quelle porte est-elle partie ?
Le boy montre du pouce la direction de la porte de derrière. Le coolie éprouve un choc comme s’il entend un coup de tonnerre. Il reste hébété comme au réveil d’un songe.
Le boy aux chambres hausse le ton:
- Allez ouste, pour qu’on ferme. Qui t’a dit d’être le premier visiteur chez moi, le jour du Têt ? Ne sème pas la pagaille le jour de l‘An !
- Monsieur !
Le boy l’empoigne à l’épaule, le pousse au dehors puis claque violemment la porte. Serrant les dents, la figure crispée, le coolie esseulé s’en va, prend le coussin pour frapper un coup sonore sur le coffre de la voiture ! Il retire de sa poche une boîte d’allumettes en allume une pour conjurer le mauvais sort, croise ses pieds, laisse monter le timon, l’attrape et tire la voiture à petits pas.
Les pétarades accueillant l’arrivée du printemps se suivent à grand bruit, bang, bang, crac, crac !

11 Février 1931

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