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Saturday, February 9, 2013

Deux montures

Nguyen Cong Hoan (1903-1977) est un écrivain typique de la littérature réaliste critique du Vietnam. Il est sans conteste le maître des nouvelles dans la littérature vietnamienne moderne. Il a laissé un héritage artistique comprenant plus de 200 nouvelles, 30 romans et essais littéraires.

La nouvelle « Người ngựa và Ngựa người », sans doute la plus connue, relate la mésaventure d’un coolie de pousse-pousse et d’une prostituée à la veille du Têt (nouvel an vietnamien), au début des années 1930 à Hanoï. À la veille du Têt 2013, je vous propose la version française intitulée « Deux montures » que j’ai faite pour mon plaisir à l’intention de mes amis francophones. Je tiens à remercier mon ami Sylvain Lelarge qui a apporté au texte les retouches nécessaires.
Qui donc pourrait deviner depuis quand ce coolie de pousse-pousse, s’en va à petits pas là-bas, à l’angle de la rue?
À le voir, il semble qu’il est à court de client. Vraisemblablement. Car qui donc errerait d’une rue à l’autre à huit heures du soir le dernier jour de la veille du Têt ? Dans les rues, toutes les maisons sont déjà fermées ; personne ne sort pour qu’il puisse compter sur une éventuelle course de fin d’année…
Eh bien! Qu’il rende le véhicule pour en finir, il vaut mieux qu’il rentre chez lui pour jouir de la chaleur et l’intimité du foyer avec sa femme et son enfant ! Pourquoi se donner tant de peine ? Sa femme, son fils l’attendent au seuil de la porte. L’année va bientôt finir, le Têt va bientôt arriver, il ne reste plus beaucoup de temps.
Ah, si ses poches étaient pleines d’argent, la question ne se poserait pas, il serait rentré chez lui pour en finir, sans qu’il lui soit nécessaire d’errer sans but comme ça ! Malheureusement, il vient de se remettre d’une grave maladie, qui aurait pu l’emporter pour de bon, ainsi non seulement il a perdu une occasion de gagner de l’argent en cette fin d’année, mais encore ses économies ont été complètement épuisées. C’est pourquoi aujourd’hui il s’est efforcé d’emprunter un capital pour louer le véhicule dans l’espoir de gagner assez pour acheter du riz pour le Têt.
Diantre ! Quel jour est celui-ci, car depuis cet après-midi, il n’a gagné que dix centimes ! En fin d’après-midi, il y a eu plein de gens vêtus de brocart et de velours dans les rues, il leur a proposé une course mais en vain, personne n’est monté sur le pousse-pousse, à plus forte raison maintenant ! Ce qui l’agace le plus, c’est le crépitement intermittent d’une pétarade, qui lui fait sentir le sang bouillir dans les veines. En pensant au Têt des riches, il meurt d’envie. Ils jettent leur argent à l’occasion du Têt, gaspillent à qui mieux mieux des milliers de dongs pour rien, alors que lui, il n’arrive pas à gagner le riz du lendemain.
Quelquefois il tend l’oreille, se retourne pour voir si quelqu’un l’appelle de loin. Mais il n’entend qu’un crépitement, il ne voit qu’une étincelle au milieu de la chaussée, ce qui le fait tressauter d’un mouvement brusque. Après le sursaut vient le soupir. Fi de cette existence précaire. Des fois, il voudrait bien jeter ce véhicule pour exercer un autre métier. Mais en l’abandonnant, quel autre métier trouvera-t-il ? Ainsi s’en va-t-il de ce pas nonchalant, en passant par la rue des Tambours, tournant à la rue de la Cathédrale, traversant le passage à la rue de l’Hôpital du Protectorat ; soudain, il se retourne pour regarder.
- - Pousse-pousse !
- - Oui !
À toutes jambes, il se hâte d’accourir vers la personne qui l’appelle et abaisse le timon.
- - Où allez-vous?
Une femme d’un peu moins de trente ans, vêtue de satin marron, la tête coiffée d’un chaperon blanc tombant jusqu’à la ceinture se tient sur le bord du trottoir :
-- - Cours-tu à l’heure ?
- - Combien d’heures allez-vous ?
- - - Une heure.
- - Donnez-moi soixante centimes, madame.
- - Pourquoi tu offres un prix si élevé ? Vingt centimes !
- - Madame, les jours de Têt, c’est toujours comme ça, et puis, à cette heure personne ne travaille, vous proposez un prix trop bas. Je fais une course, puis je rendrai le véhicule pour rentrer chez moi jouir du Têt !
Voyant que le coolie ne tient pas tellement à courir, la cliente se détourne.
- - Madame, combien proposez-vous ?
- - Vingt centimes, c’est déjà cher, les jours ordinaires, c’est seulement quinze centimes.
- - Cinquante-cinq centimes, voulez-vous? Sinon, c’est non.
- - Non.
La cliente se détourne, cette fois pour de bon.
Le coolie s’assied en croisant les jambes, le timon en l’air, tout en la suivant du regard pendant un moment. Il suppose que la personne doit être très pauvre pour marchander un prix si bas. En ce cas, la concession est de mise. Il court après la femme et appelle:
- - Hé, madame, en voiture !
-- - Vingt centimes…!
-- - Donnez-moi vingt-cinq centimes.
Venant juste de poser le pied sur le plancher du véhicule, et voyant que le coolie exige en insistant vingt-cinq centimes, la cliente se hâte de mettre pied à terre :
- - Si ce n’est pas vingt centimes, je dis non.
- - Bon, ça va. Montez.
La cliente retrousse la manche de sa tunique, pour regarder l’heure à sa montre :
- - Il est neuf heures cinq, mais je consens de compter à partir de neuf heures.
Comme il travaille à l’heure, il court tout à fait modérément, en cambrant fortement ses fesses, mais en faisant des pas courts. Comme le temps c’est de l’argent, chaque minute compte. Tout d’abord le coolie pense que la cliente a une affaire, il court. Puis, voyant qu’elle indique vaguement une rue après une autre, sans s’arrêter dans une seule, il devine qu’elle fait le trottoir. Il va donc à petits pas. Plusieurs fois il veut lui demander la vérité ; si elle est une pute, il peut lui proposer un client très riche. Mais si par malheur, ce n’est pas le cas, on le réprimandera et refusera de le payer, ce qui serait un malheur.
Il passe devant le marché Dong Xuan, retourne à la rue des Nattes en bambou tressé, puis tourne à la Porte de l”Est. Soudain la cliente demande:
- - Es-tu d’accord de me porter encore une heure ?
- - Oui, mais donnez-moi vingt centimes et je vous servirai une heure de plus, madame.
- - Bon. Ah, as-tu de la petite monnaie ? Prête-moi quelques dizaines de centimes ; tout à l’heure je te rendrai un dong pour plus de commodité.
Le coolie tire de son porte-monnaie vingt centimes et les donne à la cliente. Celle-ci entre dans un magasin, achète un paquet de cigarettes, une boîte d’allumettes et il reste encore pour acheter un paquet de graines de pastèques pour grignoter.
Impatienté le coolie presse un peu le pas, puis reprend son allure comme auparavant. Un moment après, il s’enhardit et pose une question tout à fait intelligente:
- - Madame, qui cherchez-vous?
- - Je cherche une connaissance.
- - Dans quelle rue habite votre connaissance?
- - Continue de tirer.
Le coolie continue ainsi sa course, va à la gare, retourne à la rue Sinh Tu, tourne à la rue du Coton, la rue des Stores, la rue de la Toile noire etc. La cliente ne trouve toujours quiconque de sa connaissance.
- - Madame, quelle heure est-il déjà ?
- - Onze heures moins cinq.
- - Je tire jusqu’à la fin de cette heure, donnez-moi l’argent pour que je puisse aller attendre les clients à la gare.
- - Consens-tu à travailler une heure de plus ?
- - Madame, les clients en sortant de la gare ou du cinéma me donnent vingt centimes pour une course.
- Es-tu certain d’avoir des clients ? Ou bien l’offre est plus grande que la demande, et tu rentreras bredouille. Efforce-toi de travailler encore une heure, tu gagneras de l’argent en allant de ce pas nonchalant, c’est plus avantageux que de courir et suer sang et eau ?
Convaincu par ces paroles agréables à l’oreille, il consent. Passe un moment. Il traverse la ruelle Tram, tourne à la rue des Pipes à eau, puis à la rue des Paniers. À ce moment-là il règne un silence de mort ; on entend seulement le cliquetis des graines de pastèques que la cliente grignote. Soudain une salve de pétards éclate, les pétards du réveillon du jour de l’an.
- - Quelle heure est-il, madame ?
- - Damnée soit la maison qui vient d’allumer les pétards du réveillon! Il est seulement minuit moins le quart.
Le coolie fait un calcul mental: “Dans un quart d’heure j’aurai soixante centimes. Soixante centimes plus vingt, ça fait quatre vingts. Je ne manquerai pas d’insister pour qu’elle me donne une prime de dix centimes en sus, ça fait quatre vingt dix. Quatre vingt dix centimes ! Une prime juste au moment du nouvel an. Quelle chance ! Gagner de l’argent dès le premier jour de l’année ! La nouvelle année sera dix fois, cent fois plus lucrative que cette année.”
Puis il pense à sa femme et son enfant, se sentant réconforté, comme si quelque force inconnue l’incite à oublier la peine pour accepter de travailler.
“Demain matin, après avoir fini ma course à la gare, je me régalerai d’un bol de pho(*) de viande de bœuf légèrement ébouillanté, puis j’achèterai un gâteau à mon fils pour lui faire plaisir. Entendant l’argent sonner dans ma poche, ma femme rayonnera sans doute de joie, et sachant que je travaille péniblement pour gagner de l’argent pour nourrir la famille, m’aimera davantage. Mais je ferai semblant de n’être pas fatigué, pour que toute la famille, contente et satisfaite, jouisse pleinement du Têt “.
Tout en pensant ainsi, il tire le pousse-pousse en direction de l’hôpital de Protectorat.
Arrivé à l’endroit où il est déjà passé. Il s’arête et dit:
- - Maintenant il est sans doute minuit. Veuillez bien me donner l’argent.
La cliente parait embarrassée. Elle dit:
- Malheur ! Tu réclames l’argent maintenant ? Donne-toi la peine de travailler une heure de plus.
- - Non, il est tard, je dois rentrer à la maison.
- - Tiens, je ne te cache rien, moi aussi, je cherche des clients depuis ce soir. Tu en es témoin. Personne ne me sollicite. J’avais l’intention de demander au client de m’avancer de l’argent pour te payer. Mais malheureusement, en ce soir de malchance, je ne sais que faire.
- - Ainsi, tu utilises mon service depuis neuf heures, et tu ne me paies donc pas ?
- Maintenant, je ne sais que faire.
-- - Je te conduis au commissariat.
- - Je me résigne à aller au commissariat avec toi, je ne sais rien faire d’autre !
- - Et tu as le toupet de marchander le prix de la course à l’heure, et tu oses m‘emprunter de l’argent pour acheter des cigarettes et des graines de pastèque !
- - Ma maison est juste au bout de l’impasse de la rue des Vermicelles, quand tu passeras devant, je te paierai, ne t’en fais pas !
- - T’en fais pas ! Il ya une centaine d’impasses dans la rue des Vermicelles ! Qui pourrait trouver ?
-- - Je n’ai pas d’argent. Si tu ne crois pas, tu peux me fouiller pour voir.
- - Je ne te fouille pas. Paie-moi pour que je rentre !
- - Voilà, le foulard, la tunique, la montre, tu prends ce que tu veux.
- - Je prends ça pour célébrer les funérailles de ma mère (*), hein ?
- - Voyons, ne te fâche pas. Écoute-moi, ta situation est comme la mienne, on cherche des clients. Si, par malchance, on tombe sur un jour comme celui-ci, on doit se résigner, que faire d’autre ?
- - S’il en est ainsi, pourquoi tu ne m’as pas dit la vérité dès le début, je t’aurais conduite aux maisons closes pour demander, mais tu voulais toujours sauver les apparences.
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(*) Lors des obsèques, on a coutume de mettre dans le cercueil les objets personnels du défunt comme les vêtements, les bijoux etc.
- - Je ne savais pas que je tomberais dans une telle situation fâcheuse. Bon, que je te dise ceci, écoute-moi. Si maintenant tu m’abandonnes ici, je n’ai pas d’argent pour te payer, cela est évident, et tu subis un désavantage. Donc, efforce-toi de me conduire encore, si j’ai un client, j’aurai de l’argent, et tu n’auras plus rien pour te plaindre.
- - Il semble que j’ai une dette envers toi dans une vie antérieure pour souffrir ainsi avec toi. Encourir la malchance dès le début de l’année ! Tout est embrouillé !
- - Ne parle pas ainsi, personne ne le veut !
Ne pouvant refuser, la monture masculine dut consentir à contre cœur à tirer la monture féminine. Mais cette fois-ci le coolie n’a plus envie de marcher. Que c’est moche ! Triste sort, semblable à celui d’un mendiant. Il marche tout en soupirant. La cliente se déplace en soupirant de même. Plus on avance, plus les rues sont désertes. Quelquefois on aperçoit une personne emmitouflée dans son pardessus, s’en allant à la hâte. Que c’est triste! Les moustiques voltigent en bourdonnant autour de la lampe. On entend le bruissement des feuilles mortes qui courent à qui mieux mieux sur la chaussée asphaltée.
Le coolie tire sa voiture au devant des portes des maisons closes pour demander du travail pour la belle.
Mais comme il est déjà deux heures du matin, on reste bredouille ! Heureusement au bout de la rue du Chanvre, on rencontre un homme apparemment vêtu avec élégance, qui marche précipitamment la tête basse. Jetant son appât, la fille fait semblant de demander le chemin. Mais quel malheur, l’homme secoue négativement la tête et continue à presser régulièrement le pas:
- Je ne sais pas, demandez à ce coolie. Je suis pressé pour aller trouver un docteur pour ma femme qui est malade !
Deux soupirs de désespoir se suivent, puis personne ne dit plus un seul mot à l’autre.
- Par ta conduite, tu me fais mourir.
- Contente-toi de cela.
- Tu as encore de la chance, car en errant ainsi dans les rues, tu risques de rencontrer des policiers en civil ou les gens de la brigade des filles, et ce serait un malheur pour toi !
- Je n‘ai pas peur des policiers en civil, je me fous de la brigade des filles, car je suis patentée.
Après un long parcours, ne trouvant personne, la fille dit au coolie:
- Arrête pour que je te dise quelque chose. Je te dis la vérité. Maintenant l’aube va poindre, tu me transportes inutilement. Je n’ai vraiment pas d’argent pour te payer. Je t’ai proposé en gage mon châle, ma tunique, ma montre mais tu as refusé, je ne trouve rien qui puisse convenir. Eh bien, transporte-moi dans un endroit clos, désert, et je subirai tout ce que tu voudras de moi.
- Qu’est-ce que je pourrais vouloir de toi ?
La belle lui serre la main, le frappe à l’épaule, et ricane de manière indécente:
- Quel niais tu fais, c’est à dire qu’il n’y a que toi et moi, je consens tout ce que tu veux faire de moi.
- Non, non merci ! Je sollicite humblement votre faveur. Si vous me transmettez la maladie, c’en est fini de moi.
- N’aie crainte, je viens de passer l’examen médical hier.
- Non. Je me prosterne humblement devant vous. Si vous avez pitié de moi, laissez-moi rentrer et donnez-moi l’argent !
- Si c’est comme ça, emmène-moi chez moi, pour voir s’il ya quelque meuble ou objet qui te convienne, tu le prendras.
Le coolie se dit à lui-même que le pire, c’est de perdre toute la recette de cette nuit. Mais si je me donne la peine d’aller chez elle, avec de la chance, je pourrai prendre quelque chose, mieux vaut que rentrer bredouille.
Il s’agit vraiment de deux personnes également malheureuses qui ont affaire l’une à l’autre.
- Où habites-tu ?
- À la rue des Vermicelles.
Tout en tirant, le coolie grommelle pour lui-même:
- On est sans le sou, on grimpe sur la voiture pour s’asseoir, on prend des airs, on grignote des graines de pastèque, on fume des cigarettes et on n’a pas honte !
La belle se résigne à garder impudiquement le silence pour écouter sans réagir le coolie proférer ses remontrances afin de soulager son mécontentement.
En ce moment, la mousson d’hiver souffle fort, et son vent froid pénètre jusqu’aux os, faisant grelotter les gens. Dans les rues, on voit déjà des gens se lever. Mais on ne se lève pas pour chercher une pute !
Arrivée devant une maison close, la fille dit:
- Arrête-toi ici pour voir si je peux emprunter de l’argent.
Le coolie a une lueur d’espoir, il s’arrête pour laisser entrer la fille. Puis, complètement épuisé, il se laisse tomber sur le plancher du véhicule, s’y adosse, et son esprit vagabonde pendant qu’il attend.
Un long moment passe. Une salve de pétards explose à grand bruit et le fait sursauter. Il se souvient de la fille, et se demande pourquoi elle tarde à revenir. Ou bien elle a trouvé un client quelconque. Mais en tout cas, elle aurait dû me régler avant, pourquoi m’oblige-t-elle à l’attendre jusqu’au matin ? Il frappe à la porte.
Le boy préposé aux chambres arrive.
- Monsieur, pouvez-vous me renseigner ? La fille au châle blanc qui est entrée tout à l’heure, dans quelle chambre couche t-elle ?
- Aucune chambre n’est occupée.
- Alors où est cette fille ?
- Partie depuis longtemps ; ne te fatigue pas.
- Malheur à moi ! Par quelle porte est-elle partie ?
Le boy montre du pouce la direction de la porte de derrière. Le coolie éprouve un choc comme s’il entend un coup de tonnerre. Il reste hébété comme au réveil d’un songe.
Le boy aux chambres hausse le ton:
- Allez ouste, pour qu’on ferme. Qui t’a dit d’être le premier visiteur chez moi, le jour du Têt ? Ne sème pas la pagaille le jour de l‘An !
- Monsieur !
Le boy l’empoigne à l’épaule, le pousse au dehors puis claque violemment la porte. Serrant les dents, la figure crispée, le coolie esseulé s’en va, prend le coussin pour frapper un coup sonore sur le coffre de la voiture ! Il retire de sa poche une boîte d’allumettes en allume une pour conjurer le mauvais sort, croise ses pieds, laisse monter le timon, l’attrape et tire la voiture à petits pas.
Les pétarades accueillant l’arrivée du printemps se suivent à grand bruit, bang, bang, crac, crac !

11 Février 1931

Tuesday, December 4, 2012

Grand-père Hac

Nam Cao (1915-1951) écrivain vietnamien, représentant typique du réalisme critique dans sa dernière période (1940-1945). Grand-père Hac (Lão Hạc, en vietnamien) est l'une de la vingtaine de nouvelles ayant pour thème la misérable campagne vietnamienne dans les années1940-1945. L'histoire de grand-pèreHac et son chien jaune est bien connue des Vietnamiens, à tel point qu’il existe des sculptures sur cette histoire. Au cours de ma récente visite au jardin privé de l'artiste-peintre Thanh Chuong, j'ai fait photographier cette statue et je profite de l'occasion pour présenter mes à mes amis ma version française - sans prétention - de cette histoire émouvante.
Grand-père Hac souffla la torche de paille pour allumer la bûchette. J’ai déjà désengorgé la pipe à eau et y ai mis du tabac. Je l'invitai à fumer avant. Mais il n'était pas d'accord ...
- Monsieur l’instituteur, vous fumez avant moi !
Il me tendit la bûchette…
- Je vous remercie, grand-père ...
Et je pris la bûchette, tout en roulant une pincée de tabac. Après avoir tiré un long souffle, je désengorgeai la pipe avant de la poser sur ses genoux. Il y mit du tabac mais ne fuma pas encore. Il prit la bûchette, enleva les cendres, et dit : 
- Il est possible que je vais vendre le chien, monsieur l’instituteur!
Ajustant le tuyau de la pipe, il commenca à fumer. En expirant la fumée, je l’observais, seulement pour faire semblant que je m’intéressais à ses paroles. A vrai dire, je me sentais tout à fait indifférent. J'ai maintes fois entendu cette déclaration triviale. Je savais aussi qu'il parlait seulement pour parler, que jamais il ne vendrait son chien. Par ailleurs, s'il le vendait réellement, qu’y-a-t-il d’important ? Un chien ne mérite pas qu’il se fasse tant de souci… Ayant fini de fumer, il posa le tube de la pipe, se tourna au dehors pour expirer la fumée. Après une prise de tabac, le cerveau se paralyse dans une euphorie enivrante. Grand-père Hac s’assit en silence, jouissant de cette mince volupté. Je m’asseyeais également en silence. Je pensais à mes précieux livres. Quand je tombai gravement malade à Saïgon, j'avais vendu presque tous mes vêtements, mais j’avais refusé de vendre un seul de mes livres à quiconque. Guéri, je suis retourné à mon village natal avec comme bagage, une valise ne contenant seulement que des livres! Oh, ces livres tant chéris et dorlotés! J’avais juré à moi-même que je les les garderais pour la vie, pour conserver les souvenirs d’une période de diligence, de zèle et de foi, un temps plein de belles passions et de grandes ambitions : toures les fois que j'ouvre le livre, n’ayant pas encore le temps de lire une seule ligne, il semble que dans mon cœur s'enflamme l’aurore, image limpide de mes vingt ans, de ma jeunesse, sachant aimer et haïr… Mais dans la vie, on n’est pas malheureux qu'une seule fois. Chaque fois que j’étais poussé dans une situation sans issue, sans remède, j'ai dû vendre quelques-uns de mes livres. À la fin, lorque qu’il ne me resta plus que cinq livres, j'étais déterminé à ne pas m’en séparer d'eux, dussé-je en mourir. Et pourtant, j’avais tout vendu ! Depuis près d’un mois, mon jeune fils, atteint de dysentérie, se consumait pour cause d’asthénie… Non, grand-père Hac! Vous n'êtes pas autorisé à garder quoi que ce soit pour vous-même ! Votre amour pour votre chien jaune n’égale vraiment pas mon amour pour mes cinq livres ...
Ainsi, je me suis dit à moi-même. Tout à coup, grand-père Hac me dit :
- Oh! Monsieur l’instituteur, depuis un an mon fils ne m’a pas envoyé une seule lettre!
- Voilà! Il s’avérait que Grand père Hac pensait à son fils. Le fils de travaillait aux plantations d’hévéa depuis cinq ou six ans. Lorque je venais de rentrer au village natal, son contrat de travail venait juste d’expirer. Grand-père Hac a apporté sa lettre pour me demander de la lui lire. Mais son fils s’était engagé pour une période additionnelle.... Il me fit comprendre la raison pour laquelle tout en parlant du chien, il avait brusquement sauté sur l'histoire de l'enfant:
- Le chien , c’est lui qui l’a acheté ! Il l’a acheté pour le nourrir avec l'intention de le tuer pour manger, quand il se marierait ...

Ainsi est la vie! On ne réussit jamais à faire ce qu'on veut faire. Les jeunes gens étaient épris l’un de l’autre. Mise au courant, la famille de la fiancée avait accepté de la marier. Mais comme cadeau de mariage on avait trop exigé: rien que pour l’argent liquide, le montant avait atteint cent dongs. Si l’on ajoute les noix d’arec, l’alcool.. et encore les frais pour les noces, la somme atteindrait bien deux cent dongs. Grand-père Hac n'avait aucun moyen de payer. Son fils voulait vendre le jardin, en essayant d’assumer tous les risques. Mais Grand-père Hac n'avait pas consenti à vendre. Vendre le jardin pour se marier, quelle stupidité ! En outre, une fois mariés, où vivre? En outre, si la famille de la mariée s’obstinait dans ses exigences, la vente du jardin n’aurait pas suffi pour les noces. Grand-père Hac en était bien conscient, mais il n'osait pas utiliser des mots grossiers. Il avait essayé d’adoucir ses paroles pour faire comprendre à son fils. Il lui avait conseillé fils d’essayer de se maîtriser pour laisser tomber cette affaire, d’attendre un certain temps, avec l'espoir de trouver une autre bonne occasion pour moins cher, alors on essayera de mieux régler la question, si tu n’ épouses pas cette fille, tu épouseras une autre fille; dans ce village, les filles ne sont pas toutes mortes, il ne faut pas avoir peur Dieu merci ! C’est un bon fils. Après avoir écouté les explications de son père, il s'arrêta et ne parla plus de mariage. Mais il avait l'air triste. Et grand-père Hac savait que son fils poursuivait toujours cette fille. Il eut beaucoup de compassion plus pour lui. Mais que faire ?... En Octobre de la même année, la jeune fille épousa le fils du chef-adjoint de village, un homme riche. Le fils de grand-père Hac se découragea. Quelques jours plus tard, il se rendit en ville, chercha le bureau de recrutement de travailleurs, remit sa carte d'identité, signa une demande pour aller travailler dans les plantations d’hévéa....
Les larmes aux yeux, grand-père Hac me dit:
- Avant son départ, il m'a même donné trois dongs, monsieur l’instituteur! Je ne sais pas en remettant sa carte d'identité en gage, combien de dongs il a reçu comme avance pour me donner tant d’argent. Tout en glissant l'argent dans ma main, il me dit «je vous offre trois dongs, pour que vous puissiez manger des friandises ; depuis toujours, j’étais incapable de vous nourrir, c’est pourquoi, en m’en allant loin, je ne suis pas trop inquiet, car en exploitant le jardin et en vous embauchant pour les travaux des autres, vous devriez disposer d'un revenu suffisant pour vivre, cette fois je vais essayer de gagner ma vie, je ne rentrerai que lorsque j’aurai gagné quelques centaines de dongs, vivre sans argent dans ce village est vraiment très humiliant !... Je ne savais que faire sinon pleurer. Sa carte d'identité, on la lui a prise. Son visage, on l’a photographié. Il a pris l'argent d’autrui. Il est devenu la propriété de quelqu’un d’autre, il ne m’appartient plus…
***
Grand-père Hac! Je comprends maintenant pourquoi vous n'avez pas vendu votre chien jaune. Vous n'avez que lui pour vous réconforter. Votre femme est morte. Votre fils est sans nouvelles. Peut-on ne pas être triste quand il est vieux comme vous l'êtes, être obligé de vivre seul, jour et nuit ? Pendant les moments de tristesse, avoir un chien comme compagnon soulage la douleur. Vous l'appelez Jaunet comme appelerait une femme son enfant unique. Parfois, n'ayant rien à faire, vous lui attrappez les puces, ou l’emmenez à l’étang pour le baigner. Vous lui donnez la nourriture dans un bol, à l'instar d'une famille riche. Vous partagez tout ce que vous mangez. Le soir, quand vous buvez de l'alcool, il est assis à vos pieds. Après avoir goûté quelques morceaux, vous lui en donnez un, comme on donne à manger à un enfant. Ensuite, vous le cajolez, vous lui parlez comme parleriait un père à son enfant. Vous lui dites:
- Ton papa te manque t-il ? Ton papa est est parti depuis trois ans... Peut-être que près de quatre ans... Je ne sais pas si à la fin de l’année, ton papa rentrera à la maison? S'il rentrera, il se mariera et il te tuera. Gare à toi !
Le chien levait toujours son museau, ne manifestant aucune expression. Avec des yeux froncés et un regard effrayant, il le menaçait à haute voix : 
- Il te tuera! Le sais-tu ? C’est bien dommage !
Se croyant réprimandé, le chien remua sa queue pour essayer de gagner les faveurs de son maître. Grand-père Hac cria plus fort :
Tu montres ta joie, hein ? Tu secoues la queue, hien ? Inutile. Il te tuera. Tu vas mourir!
Voyant son propriétaire trop agressif et coléreux, le chien remua la queue tout en essayant de s’esquiver. Mais Hac l’attrappa, lui serra la tête, caressa son dos, en chuchotant:
- Non ! Non ! Non ! Ne tue pas Jaunet !... Mon Jaunet est très sage! Je ne lui permettrai pas qu’il te tue... Je te garde pour t’élever.
Hac le lâcha pour lever la tasse où il a approché ses lèvres pour boire, et tout à coup il poussa un soupir. Puis il calcula à basse voix. En fait, il calculait l’usufruit du jardin de son fils.
Après le départ de son fils, il s’était dit: « Le jardin appartient à mon fils. Du vivant de sa mère, elle avait essayé de vivre avec parcimonie et réussi à épargner cinquante dongs pour acheter le jardin. En ce temps-là, tout coûtait peu ... Ce que sa mère a acheté, il a le droit d’en jouir. La dernière fois, il a voulu que je vende, c'est pour lui que j’ai refusé, parce que je voulais garder pour lui, pas pour moi. N’ayant pas d’argent pour se marier, il s’est découragé et s’en est allé, il a accepté de retourner à la maison seulement quand il aura gagné assez d'argent pour se marier. En exploitant son jardin, je voudrais garder une partie de l’usufruit pour lui quand il reviendra, s'il n'a pas assez d'argent, mes économies seront un ajout, s'il en a assez, je donnerai au couple une somme qui constituera un petit capital pour démarrer dans la vie… » Il disait cela pour lui-même, et fit exactement ce qu'il avait dit. Il se fit embaucher pour assurer sa subsistance. Il avait mis à part tout l’usufruit de la terre. Il était tout à fait certain que, lorsque son fils reviendra, il aura au moins une centaine de dongs ...
Secouant la tête, il me dit avec dépression:
- Ainsi, les économies sont complètement épuisées, monsieur l’instituteur. Je ne suis tombé 
malade qu’une seule fois. La maladie a duré exactement un mois et dix-huit jours, monsieur l’instituteur! Passer un mois et dix-huit jours sans gagner aucun cent, sans compter les médicaments et la nourriture ... Essayez de calculer combien d'argent ça coûte ? ...

Après la maladie, il fut terriblement affaibli. Il n'était plus en mesure de le faire les lourds travaux… Le village ayant perdu son droit d'acheter du fil de coton, les gens étaient résignés à renoncer au tissage de la toile. Les femmes avaient beaucoup de temps libre. Quand il y avait des travaux légers, on se les disputait. Grand-père Hac était au chômage. Puis survint un typhon. Les produits de la terre furent complètement détruits. Depuis le typhon jusqu'à présent, son jardin n'avait pas encore rapporté quoi que ce soit de rentable. Le prix du riz avait augmenté. Lui et son chien consommaient au moins trente cents de riz, sans pour cela réussir à calmer la faim ...
- A vrai dire, Jaunet mange plus que moi, monsieur l’instituteur! Chaque jour, sa nourriture coûte au moins quinze ou vingt cents. Si cela continue, où est-ce que je peux trouver de l'argent pour le nourrir ? Si je lui donnais moins de nourriture, il maigrirait, je perdrais en le vendant, n'est-ce pas? Maintenant, il est tout à fait dodu, on l'achèterait volontiers même à un prix élevé.
Après une minute de pause, il claqua de la langue:
- Eh bien, je le vends sans hésiter ! Epargner le moindre dong est utile. Maintenant, chaque cent dépensé est pris sur l'argent de mon fils. Si je dépense trop, il va en souffrir. Maintenant, je ne peux faire aucun travail ! 

Le lendemain, grand-père Hac est venu chez moi. Quand il m'a vu, il a immédiatement annoncé:
- Jaunet est parti, monsieur l’instituteur.
- Vraiment ? Vous l'avez déjà vendu?
- Chose accomplie ! On vient de l’attraper.
Il avait essayé de paraître gai. Mais en riant, il avait l'air de pleurer et ses yeux larmoyaient. Je voulus l'embrasser pour sangloter. Maintenant, je ne regrettais plus tellement mes cinq livres comme auparavavant. J’éprouvais seulement de la compassion pour grand-père Hac. Je lui demandai pour tenir la conversation:
- Alors, il a consenti à se laisser capturer?
Soudain il grimaça. Le rides se convergeaient, comme pour presser le flot de larmes. Il détourna sa tête et sa bouche édentée grimaça comme celui d'un enfant. Il fondit en larmes. 
- Quel malheur... Monsieur l’instituteur, il ne savait rien ! En m'entendant l'appeler, il a couru à la maison, remuant sa queue avec joie. Je lui ai donné du riz. Pendant qu’ il mangeait, Muc lui-même caché dans la maison, juste derrière lui, saisit ses deux pattes postérieures, le renversa. Ainsi, Muc et Xien avec toutes leurs forces, après un certain temps, ont fini par ligoter les quatre pattes. Alors il se rendit compte qu'il était perdu! Oh, monsieur l’instituteur ! Les chiens sont vraiement intelligents! Il semble qu'il m'a reproché. Tout en gémissant, il m'a regardé, comme pour me dire : «Oh! vieil homme reprochable ! Je me suis toujours bien comporté avec toi, et qu’as-tu fait envers moi ? » Il s’est avéré qu’un homme âgé comme moi a trompé un chien, et que lui, il n’avait pas pensé que j'ai eu le cœur de le tromper!
Je le consolai:
- Vous le croyez, mais il ne comprenait pas! En outre, tout le monde nourrit des chiens pour les vendre ou les manger! Les tuer, c’est permettre qu’ils se réincarnent et avoir la possibilité d’avoir une autre existence.
Il dit avec ironie:
- Vous avez raison, monsieur l’instituteur ! L’existence de chien est misérable. C 'est pourquoi nous facilitons leur réincarnation afin qu'il puisse devenir un homme, avec de la chance, il aura une existence un peu plus heureuse... comme le mien, par exemple ...
En le regardant avec mélancolie, je dis:
- Grand-père, l'existence de tout un chacun est semblable ! Pensez-vous que je suis plus heureux?
- Si l'existence humaine est aussi misérable, nous ne savons pas quelle existence nous devons avoir pour être vraiment heureux ?

Il rit et eut une quinte de toux gargouillante. Saisissant son épaule maigre, je dis doucement:
- Aucune existence n’est réellement heureuse, mais ceci apporte du bonheur : Maintenant, asseyez-vous sur ce lit pour vous , je vais cuire quelques patates, faire bouillir une cruche de thé vert frais, bien forte, nous mangerons les patates, boirons du thé, puis fumerons du tabac fort ... Cela, c'est du bonheur!
- Oui, vous avez raison, monsieur l’instituteur! Pour nous, c'est du bonheur.
Après avoir parlé, il rit tout simplement pour faire plaisir. Le rire était guindé, mais le ton s’était radouci.
Je lui dis avec joie:
- Tout à fait d'accord, n'est-ce pas? Alors asseyez-vous ici, je vais faire cuire les patates et bouillir le thé.
- C’était pour plaisanter. Avec votre permission, ce sera pour une autre fois. 
- Pourquoi attendre une autre fois ?... Il ne faut jamais remettre le bonheur à demain ! Asseyez-vous ici! J'aurai rapidement fait.
- Je sais. Mais j'ai encore une affaire pour solliciter votre aide ...
Son expression devint sérieuse...
- De quoi s’agit-il ? 
- Monsieur l’instituteur, permettez-moi de parler de l’affaire... c'est un peu long.
- Bon, parlez.
- Voilà, monsieur l’instituteur!
Et il raconta. Il raconta d’une voix douce et avec volubilité. Mais dans ses grandes lignes on pourrait résumer en deux points.

Primo, il est vieux, son fils est absent et en plus très inexpérimenté. Il serait difficile de maintenir ce jardin pour vivre, si personne ne le gère. Je suis un homme lettré, avec beaucoup de raisonnement, je suis respecté de tous, donc il a voulu me confier les trois sao* du jardin de son fils. Il écrit un acte de vente pour moi, pour écarter la convoitise de quiconque ; lorsque son fils sera de retour, il recevra le jardin pour vivre, mais je maintiendrai inchangé l'acte de vente portant mon nom, afin que je l'administre pour lui ...
(*)
Sao, environ 360 mètres carrés

Secundo: il est très vieux et faible, il ne sait pas quand il va mourir ; son fils n'est pas à la maison, au cas oû il mourrait, qui prendra en charge les funérailles ? Laisser aux voisins le soin de l’organisation du deuil, il ne voulait pas, car il mourrait sans pouvoir fermer les yeux. Il a vingt-cinq cents, il voulait les confier à moi, s'il mourrait, je les montrerai aux voisins en disant que c'est sa petite contribution. Pour le reste, il n'a aucune ressource sinon d’avoir recours à la communauté. 
Éclatant de rire, je lui dis :
- Pourquoi êtes-vous si prévoyant ? Non, vous ne mourrez pas, n'ayez crainte ! Gardez cet argent pour vivre, lorsque vous mourrez, nous verrons ! Pourquoi endurer la faim et économiser de l'argent ?
- Non, monsieur l’instituteur! Si je continue à manger, l'argent sera épuisé, quand je mourrai, où trouver l'argent pour les funérailles?
- ... (Il semble qu'il manque une phrase)
- Oui, certainement, mais de l’usufruit de son jardin, j’ai tout dépensé. Il n’a pas encore de femme et d’enfant. Dans le cas où il ne peut pas gagner sa vie, et doit vendre son jardin ?... Je vous en supplie, monsieur l’instituteur! Ayez pitié de mon âge avancé, et n'hésitez pas à accepter que je vous confie l'argent.
Voyant qu'il avait insisté à plusieurs reprises, j'acceptai avec résignation. Au moment où il partait, je lui demandai encore :
- Vous me confiez tous les dongs que vous avez épargnés. Avec quoi allez-vous vivre ?
Riant du bout des lèvres, il dit:
- Tout est en ordre. J'ai déjà tout arrangé... Quoiqu’il en soit, tout sera résolu.
Pendant plusieurs jours consécutifs, je constatai que grand-père Hac ne mangeait que des patates. Les patates épuisées, il mangea ce qu'il trouvait. Un jour, il mangeait des racines de bananier, un autre jour, des figues bouillies. un autre jour, des centelles, parfois un peu d’alocasie ou quelques coquillages. J'en ai parlai ma femme. Elle refusa net :
Qu’il meure ! Il a de l'argent, mais s'est résigné à vivre dans la misère. Il se fait du mal à lui-même, personne d’autre. Notre famille n’est pas si aisée pour lui venir en aide. Notre propre fils ne mange pas à sa faim...
Hélas! En ce qui concerne les gens de notre entourage, si nous ne prenions pas la peine de les comprendre, nous ne verrions que des fous, des idiots, des ignorants, des gens indignes, abominables, jamais des gens pauvres... Ma femme n'était pas mauvaise, mais elle avait trop vécu dans la misère. Est-ce qu'un homme qui a mal au pied, peut oublier son pied douloureux pour penser à autrui ? Lorsqu’on est trop pauvre, on ne pense pas aux autres. La bonne nature de l'homme est masquée les soucis égoïstes et la misère. Connaissant cela, je m’attristais seulement sans avoir le cœur de me mettre en colère. A l’insu de ma femme, j'avais parfois secrètement aidé grand-père Hac. Mais il semble qu'il savait que ma femme n'était pas d'accord pour l'aider, il a refusé tout ce que je lui ai donné. Il a refusé de façon presque catégorique. Et ainsi il s’éloigna progressivement de moi ...
Je pensais qu’il ne me comprenait pas, et j’étais d'autant plus désolé ... Souvent, les gens pauvres sont trop sensibles dans leur amour propre. Ils sont enclins à sentir de la compassion pour leur propre sort, et cela leur serre très souvent le cœur. Il est souvent difficile d’adopter un comportement qui puisse leur plaire. Un jour, je m’en suis plaint à Binh Tu, mon autre voisin. Le cambriolage étant sa profession, il n'aimait pas grand-père Hac, trop honnête selon lui. Faisant la moue, il dit:
- Il fait des manières! C’est un malin. En fait, il est extrêmement malhonnête. Il vient de me demander du poison pour chien… 
J'écarquillai les yeux d’étonnement. Il murmura:
- Il a dit que le chien de quelqu’un a l’habitude de venir dans son jardin... Il avait l'intention de l’empoisonner. S'il réussit, il boira de l’alcool avec moi.
Hélas, grand-père Hac! Ainsi, en dernière extrémité, vous pouvez aussi faire comme quiconque... Un tel homme! Un homme qui a pleuré pour avoir trompé son chien! ... Un homme qui a jeûné pour économiser de l'argent pour les funérailles, pour ne pas impliquer les voisins ... Cet homme vénérable imite maintenant Binh Tu pour assurer sa subsistance ? Eh bien, la vie devient de plus en plus triste...
***
Non! La vie n'est pas tout à fait triste ou bien elle est triste selon un autre sens. Longtemps après mon retour de chez Binh Tu, on entendit un tumulte dans la maison de grand-père Hac. J'accourus en hâte. Quelques voisins arrivés avant faisaient beaucoup de bruit à l'intérieur. Je fonçai dedans. Grand-père Hac se débattait sur le lit, les cheveux en désordre, la tenue débraillée, les yeux roulant dans tous les sens. Il hurlait, de la bave sortait des commissures de ses lèvres, de fortes convulsions secouaient par intermittence tout son corps. Deux hommes forts devaient peser lourdement en s’asseyant sur son corps. Il s’agita pendant deux heures avant de mourir. Quelle mort violente! Personne ne comprenait de quelle la maladie il souffrait pour subir une mort tellement douloureuse et subite. Il n’y avait que moi et Binh Tu pour comprendre. Mais à quoi bon parler. Oh! Grand-père Hac, fermez tranquillement vos yeux! Ne vous préoccupez pas de votre jardin! Je tâcherai de le garder pour vous. Lorsque votre fils reviendra, je le lui remettrai, en disant: "C'est le jardin que ton père avait tenu à garder intégralement pour toi: il avait préféré mourir plutôt que de vendre même une petite parcelle..."

Traduit du vietnamien: Nguyen Xuan Thu
21 Octobre 2012